* Service de Chirurgie Digestive, Clermont-Ferrand, France
Le concept anglo-saxon d'evidence based medicine (né à l'université de McMaster au Canada en 1985) peut être traduit par médecine fondée sur des preuves, médecine fondée sur des niveaux de preuves, médecine fondée sur les données probantes, médecine fondée sur les faits prouvés, ou médecine factuelle. Retenons pour plus de simplicité ce dernier terme.
La médecine (ou la chirurgie) factuelle est "l'intégration consciencieuse, explicite, et judicieuse des meilleures preuves scientifiques dans la prise en charge d'un patient donné" (1). Cette définition peut être interprétée comme l'adaptation moderne d'un article du code de déontologie français qui a servi de base pour la rédaction du code de déontologie en Roumanie (Glorion B. Bulletin de l'Ordre des Médecins, Janvier 1999) - "Donner des soins conformes aux données acquises de la science". En fait l'évolution vient du changement de type de preuves, il ne s'agit plus d'avis d'experts ou de données issues d'études scientifiques de qualité contestable, mais plutôt de méta-analyses et
d'essais randomisés, ou le cas échéant d'études de cohorte de bonne qualité méthodologique. La finalité (louable) de cette approche est de réduire la part de l'intuition, de l'opinion personnelle (aussi respectable qu'elle soit), ou des sentiments dans la pratique clinique. Le risque pour tout praticien étant d'une part de prendre ses opinions pour des faits établis, et d'autre part de prendre son ignorance pour les réelles limites de la connaissance.
Ce nouveau paradigme a été qualifié par ses détracteurs de "livre de recette de cuisine", de "rien de nouveau", de concept "réducteur" de l'expérience cumulée durant des années de
pratique clinique, de la "fin de l'art de la médecine", de la "tyrannie" des statisticiens et des épidémiologistes, etc. Toutes ces critiques reposent en fait sur une mauvaise interprétation de ce paradigme, même si les défenseurs de cette approche lui reconnaissent des limites (2).
Ce paradigme comporte 5 étapes (Tableau 1). Une autre manière de représenter ce modèle est schématisée dans la Figure 1 où la compétence et l'expertise du médecin ou du chirurgien réside dans la capacité de faire la synthèse des trois composantes afin de prendre la meilleure décision factuelle (3). Généralement, les praticiens utilisent cette approche de manière intuitive ou empirique (négligeant souvent les
données récentes et probantes des trois premières étapes), le mérite de l'approche factuelle est de formaliser les différentes étapes, de faire prendre conscience au praticien des limites de la connaissance scientifique actuelle, de développer sa curiosité et son esprit critique.
Les trois premières étapes (poser une question, rechercher les données, évaluer le niveau de preuves) de l'approche factuelle correspondent à l'analyse critique de la littérature et sont les plus fastidieuses. Il est difficile pour des praticiens
confrontés aux soins quotidiens (consultations, visites, activité opératoire, contraintes administratives, contraintes personnelles, formation à la lecture critique des articles, etc) d'avoir le temps de lire tous les articles publiés. Au delà de la
principale source primaire des données factuelles qu'est la librairie CochraneÒ (4) (publiant des revues systématiques
d'excellente méthodologie, adresse internet: www3.interscience.wiley.com/cgi-bin/mrwhome/106568753/HOME), les sources dites secondaires sont les publications spécialisées (liste complète sur le site internet http://www.shef.ac.uk/scharr/ir/ netting) ou la publication de recommandations "factuelles" de pratique clinique. Ces recommandations sont classées en grades en fonction des niveaux de preuves des études qui ont conduit à les élaborer.
Les étapes ultérieures transposent dans la "vie réelle" ces données en fonction des situations cliniques appréciées au cas par cas; la prise en compte des préférences du patient ne signifie pas se plier à ses exigences, mais lui donner une information objective et rechercher ce qu'il est prêt à accepter.
La variabilité de l'importance respective des trois
composantes illustrée dans la Figure 2 permet de rendre compte de la flexibilité de ce paradigme. Ainsi dans certains cas comme la cardiologie les données factuelles sont
abondantes et permettent d'aborder des situations peu variées et dans d'autres cas comme la chirurgie, les données factuelles sont plus rares et le contexte clinique prend une importance majeure (contexte de l'urgence, l'âge ou les comorbidités des patients). Cette approche met à l'honneur le rôle du praticien et répond aux opposants de la médecine factuelle.
Le cas de la chirurgie illustre bien cet aspect de l'approche factuelle. Les données de la littérature en chirurgie sont rares ou de mauvaise qualité: Près de 3,5% des publications chirurgicales sont des essais contrôlés randomisés (4); dans la librairie Cochrane, les revues systématiques chirurgicales représentent moins de 6% de l'ensemble des revues et les essais chirurgicaux moins de 4% des essais inclus dans la base de données (5). De plus, la qualité des essais publiés est souvent médiocre (6, 7). Ces limites sont essentiellement liées aux difficultés de mener des essais de qualité en chirurgie: faisabilité de la randomisation (problèmes éthiques, le cadre de l'urgence, les soins
palliatifs), la courbe d'apprentissage des chirurgiens, la
standardisation de l'acte opératoire souvent différent d'un chirurgien à l'autre, les préférences des chirurgiens et des patients (refus de certains chirurgien de réaliser une intervention dont ils n'ont pas l'habitude ou refus de certains patients de subir une intervention donnée).
Dans les quatrième et cinquième étapes du paradigme factuel, le contexte clinique à considérer pose aussi le
problème de la validité externe des études publiées c'est à dire la transposition des résultats de la littérature à un patient donné (8). Les critères d'inclusion dans les essais randomisés sont souvent restrictifs et excluent certains sous groupes qui peuvent représenter une partie importante de l'activité
quotidienne (chirurgie en urgence, patients âgés, patients ayant des comorbidités) ou certaines maladies relativement rares.
Ainsi, les limites de l'approche factuelle en chirurgie font que le niveau de preuves en dans cette spécialité est inférieur à ceux d'autres spécialités médicales. Néanmoins même si elles sont rares, les données réellement factuelles doivent être prises en considération dans notre pratique quotidienne. Prenons quelques exemples simples: grâce à la recherche clinique de qualité et à l'approche factuelle, nos patients ne subissent plus la pose de sonde d'aspiration
gastrique après chirurgie abdominale, n'ont pas plus de drainage systématique, ne sont plus obligés d'ingurgiter des litres de poly-éthylène glycol avant une chirurgie colique, bénéficient de la pose de prothèse dans la cure des hernies inguinales, etc etc.
Dans d'autres domaines de la chirurgie, des méthodes alternatives à la randomisation classique doivent être développées car même si les chirurgiens faisaient un essai contrôlé randomisé chaque fois que cela est matériellement et éthiquement possible, seuls 40% de nos questions auront une réponse factuelle (9).
Certes, un grand nombre de chirurgiens considère que la chirurgie factuelle n'est plus une mode mais un paradigme bien établi, mais nous sommes encore à l'aube de l'ère factuelle et beaucoup reste à faire. Les enjeux futurs sont
multiples: 1) rendre les données de la littérature factuelle accessibles au plus grand nombre de praticiens (sans que
ceux-ci perdent du temps et de l'argent à rechercher ces
données); 2) développer l'élaboration de recommandations de pratique clinique réellement factuelles, les mettre à jour de manière régulière sous l'impulsion des Sociétés Savantes et favoriser l'adhésion des praticiens à l'approche factuelle (10); 3) Promouvoir la conception et la réalisation d'essais
contrôlés randomisés chaque fois que cela est possible, ou réaliser des études de cohorte de bonne qualité; 4) développer un modèle pédagogique de raisonnement clinique, résolution de problèmes complexes et structuration d'enseignement et d'apprentissage destinés aux étudiants en médecine et aux praticiens (11).
N'oublions pas que la médecine factuelle est loin d'être une approche rigide transformant le praticien en simple machine à reproduire les recommandations de pratique
clinique, qu'une grande partie des connaissances reste à explorer, que la place du praticien est prépondérante dans la synthèse des connaissances et leur application au cas
particulier d'un patient. Elle a été simplement développée pour limiter la part aléatoire et intuitive de notre pratique clinique pour le bien de nos patients.
Références
1. Sackett, D.L., Rosenberg, W.M.C., Gray, J.A.M., Haynes, R.B., Richardson, W.S. - Evidence based medicine: what it is and what it isn't. BMJ, 1996, 312:71.
2. Straus, S.E., McAlister, F.A. - Evidence-based
medicine: a commentary on common criticisms. CMAJ 2000, 163:837.
3. Haynes, R.B., Devereaux, P.J., Guyatt, G.H. -Physicians' and patients' choices in evidence based practice. BMJ, 2002, 324:1350.
4. Wente, M.N., Seiler, C.M., Uhl, W., Buchler, M.W. - Perspectives of evidence-based surgery. Dig. Surg., 2003, 20:263.
5. Slim, K. - Limits of evidence based surgery. World J. Surg., 2005, 29:606.
6. Hall, J.C., Hall, J.L. - Randomization in surgical trials. Surgery, 2002, 132:513.
7. Slim, K., Bousquet, J., Kwiatkowski, F., Pezet, D., Chipponi, J. - Analysis of randomised controlled trials in laparoscopic surgery. Br. J. Surg., 1997, 84:610.
8. Rothwell, P.M. - External validity of randomized controlled trials: "To whom do the results of this trial apply? Lancet, 2005, 365:82.
9. Solomon, M.J., McLeod, R.S. - Should we be performing more randomised controlled trials evaluating surgical operations? Surgery, 1995, 118:459.
10. Slim, K., Panis, Y., Chipponi, J. - Half of the current practice of gastrointestinal surgery is against the evidence: a survey of the French Society of Digestive Surgery. J. Gastrointest. Surg., 2004, 8:1079.
11. Fingerhut, A., Borie, F., Dziri, C. - How to teach
evidence-based surgery. World J. Surg., 2005, 29:592.